Extrait de l'article du "Conférencia du 15 octobre 1934

HISTOIRE


La Société et la Vie sous la Troisième République




Le « Grenier » des Goncourt vu par un moins de vingt ans




Conférence de M.Georges Lecomte de l’Académie Française



Faite le 5 mars 1934 répétée le 6 mars



Messieurs, Mesdames, Mesdemoiselles,


Mme Yvonne Sarcey a le don des titres saisissants. Nous, ses conférenciers sommes ravis de la frappe qu’elle excelle à leur donner. Mais, aujourd’hui, elle me permettra de lui dire que, cette fois-ci, et en ce qui me concerne, elle a un peu exagéré.En effet, quand j’ai eu l’honneur d’être reçu par Edmond de Goncourt en son fameux « Grenier », je n’étais plus tout à fait un moins de vingt ans. Mais je dois que je ne les avais pas dépassés de beaucoup. Et pour vous expliquer cette anomalie qu’un aussi jeune homme, inconnu ou à peu près, ait pu être invité par ce grand maître de la Littérature française que nous considérions tous comme un maréchal des lettres, je suis obligé, bien que je n’aime guère me raconter moi-même, de vous dire comment cela a pu se produire. Et, si vous le voulez bien, pour me mettre à l’aise et simplifier les choses, je vous parlerai de ce jeune homme d’une manière impersonnelle, comme s’il m’était tout à fait étranger.



§§

Un jeune provincial de dix-huit ans, arrivé depuis très peu de temps de sa province natale, avait déjà, tout à fait par hasard, été rédacteur en chef d’un petit journal littéraire, La Cravache, qui paraissait chaque semaine. Bien mauvais titre, même un peu compromettant, dont il n’était pas responsable, car cette feuille existait avant lui sous ce nom. A cette époque où les journaux littéraires n’existaient pas, c’était vraiment une aubaine que d’avoir, tous les samedis trois pages pour y défendre librement la littérature et l’art modernes. Puis il avait collaboré à une revue de Belgique qui paraissait aussi tous les huit jours, qui s’appelait l’Art Moderne de Bruxelles, et qui était dirigée par Emile Verhaeren, ce puissant poète des Flandres ; par Camille Lemonnier, le vigoureux romancier belge, et par un avocat très lettré. Edmond Picard, célèbre au barreau et dans les lettres elles-mêmes. Le musicographe et critique d’art Octave Maus en était le rédacteur en chef.Puis il avait fait ce qu’on appelait alors son « volontariat d’un an », c’est à dire que, moyennant un diplôme de bachelier et quinze cents francs versés pour l’équipement, au lieu de servir quatre ans comme on le faisait à ce moment-là il avait accompli une année de service militaire au bout de laquelle, se retrouvant à Paris, il collabore à une revue qui s’appelait Art et Critique, fondée par un sincère et vigoureux auteur dramatique, Jean Jullien, l’auteur du Maître et de la Mer dont le nom reste honorablement inscrit dans l’histoire de l’art dramatique français.Ayant eu des pièces jouées au célèbre Théâtre-Libre fondé en 1857 par André Antoine, Jean Jullien, dans sa scrupuleuse honnêteté, éprouvait un peu de malaise, lui, critique dramatique de sa revue, à parler de tous les spectacles joués au Théâtre-Libre, qui était la scène sur laquelle, à ce moment-là, tous les écrivains, tous les amateurs indépendants avaient les yeux. Ne voulant pas car il était la franchise et la droiture mêmes rendre compte de pièces de camarades qui étaient jouées concurremment avec les siennes, pièces qu’il pouvait aimer plus ou moins, il avait demandé à ce jeune provincial de faire la critique dramatique à sa place, du moins en ce qui concerne les spectacles du Théâtre-Libre.Ce jouvenceau le suppléait avec une telle conviction et une telle ardeur que le plus important critique dramatique de cette époque, Francisque Sarcey, lui faisait, sans le connaître le moins du monde, l’honneur de prendre chaque mois ses comptes rendus pour les discuter avec lui dans son grand feuilleton célèbre du Temps.Dans le milieu combatif de notre jouvenceau, on « blaguait » un peu Francisque Sarcey, mais, au fond, on reconnaissait sa vaste culture, son esprit malicieux, la grande autorité qu’il avait dans le monde dramatique. Vous pensez bien que, tout en ayant l’air de railler, on enviait le jeune écrivain de ce privilège dont il jouissait de se voir tenu par le célèbre critique du Temps comme l’un des porte-parole du théâtre nouveau. Et on ne manquait pas de manifester ce sentiment en lui disant d’un air narquois, et cependant plein de considération._Ah ! ah ! Francisque Sarcey vous discute tous les mois !Pourquoi me discutait-il ? Sans doute parce que gauche, ardent et naïf, je prêtais le flanc à des ripostes facilement brillantes, et peut être aussi parce que, ayant été élevé avec certaines habitudes de courtoisie, je défendais mes idées et combattais celle des autres sans blesser personne, ce qui, paraît-il, à ce moment-là déjà, n’était pas très fréquent.Bon ! Je m’aperçois que, au cours de ce récit, je l’ai involontairement mis à la première personne ! Mille excuses. Hâtons-nous de reprendre la troisième et, cette fois, je l’espère, sans trébucher.



§§

Voilà qu’un soir Jean Jullien amène ce jeune homme à la pittoresque salle des répétitions du Théâtre-Libre, ancien atelier de modiste tout en haut de la rue Blanche, les spectacles mensuels étant offerts aux abonnés du théâtre des Menus-Plaisirs, boulevard de Strasbourg, après avoir été donnés d’abord sur une petite scène du passage de l’Elysée-des-Beaux-Arts, près de la place Pigalle, puis au théâtre Montparnasse.Antoine attire dans un coin son jeune visiteur. Puis, avec mille gentillesses et avec autorité qui se dégageait de sa personne, il lui dit :_ Vous faites des articles intéressants. Vous avez certainement le don du théâtre. Vous devez avoir dans vos tiroirs quelques manuscrits de pièces. Apportez-m’en un. Je le lirai et je vous jouerai.Notre coquebin se garde bien de dire le contraire. Et, pourtant, il n’a même pas encore songé à faire du théâtre !Surexcité, enfiévré par de telles paroles qui lui apparaissaient comme une promesse et qui, en tout cas, lui étaient un précieux encouragement, il quitte en hâte la salle des répétitions de la rue Blanche, se précipite chez lui, passe la nuit à écrire le scénario d’une pièce en quatre actes qui s’appelle La Meule. Grisé par la joie de la création et soutenu par l’espérance, il écrit en trois semaines. Et un jour que, pour fêter cet événement mémorable, il s’était offert un déjeuner somptueux à une brasserie qui existe encore, la Taverne Pousset ( alors très fréquentée par les écrivains et les artistes) Antoine arrive, le reconnaît et lui dit :-Et votre pièce ?Alors, le jeune homme de sortir les quatre actes de son manuscrit en disant :- La voici !- - Eh bien ! Dit Antoine rendez-vous ici après-demain soir. Nous dînerons ensemble. Après quoi, nous monterons rue Blanche, où vous me lirez votre pièce. Et, si elle me plaît, je vous la jouerai.Ce qui fut fait. Deux jours plus tard, lecture de la pièce à Antoine, qui écoute les quatre actes en fumant des cigarettes sans broncher ni laisser voir son opinion, et qui, au bout du quatrième acte, dit au jeune homme :- Votre pièce est intéressante. Je vais vous la jouer tout de suite. Rendez-vous dans trois jours pour la lecture aux artistes. Et nous commencerons les répétitions le surlendemain.Programme suivi de point en point : lecture aux artistes qui l’entendirent favorablement, mise en répétition immédiate. Trois semaine après, la pièce de ce jeune homme était représentée.En somme, grâce à l’initiative et à la décision d’Antoine, qui se révélait ainsi le grand directeur de théâtre qu’il a toujours été, une pièce avait été conçue, écrite, répétée et jouée en moins de six semaines !



§§

Les quatre actes de la Meule furent accueillis avec une telle bienveillance, l’impression qu’ils firent fut telle que, le lendemain de la représentation au Théâtre-Libre, sur lequel tout le monde avait les yeux, son auteur avait cessé d’être un quasi-inconnu. Une pièce un peu importante, joué à ce moment-là avec un certain succès sur cette scène d’avant garde, c’était comme si par exemple aujourd’hui, un jeune homme obtenait soudain le prix Goncourt. Du jour au lendemain, il sortait de l’ombre pour bénéficier d’une notoriété que cinq, six, huit, dix romans ne lui auraient peut-être pas donnée !Au lendemain de cette heureuse représentation, le jeune homme, ainsi sorti des ténèbres, recevait une invitation à dîner de M et Mme Alphonse Daudet, et, deux jours après, une invitation d’Edmond de Goncourt à venir tous les dimanches à son grenier.Ce jeune homme, c’était moi.Si, dans ma vie littéraire, j’ai été fêté de grands honneurs, il n’en est pas un qui m’ai fait plus de plaisir et qui m’ait donné plus de fierté que celui-là. Je voudrais, en vous parlant du Grenier des Goncourt, vous expliquer pourquoi.



§§



Pour faire apparaître l’importance de l’œuvre des Goncourt, pour dessiner la grande figure du survivant des deux frères, -le seul que j’aie personnellement connu, puisque le plus jeune, Jules, est mort en 1870, - il faut d’abord évoquer l’atmosphère intellectuelle de l’époque et le souvenir des illustres écrivains et artistes que l’on rencontrait alors à Paris, dans la rue, dans les salons, dans les coulisses des théâtres, dans les couloirs des premières représentations.
Je me rappelle une parole que m’a dite, au lendemain de la guerre de 1914-1918, un homme qui fut un grand homme d’Etat, et un ami de la France, M. Jean Bratiano, ancien premier ministre de Roumanie, mort malheureusement aujourd’hui. Un jour qu’il me faisait l’honneur de causer avec moi, il me dit, en rappelant ses années d’étudiant qu’il avait passées à Paris.
Vos grands hommes avaient un tel prestige que nous, jeunes étrangers, nous allons
nous promener autour de l’Académie française, du palais de l’Institut, du Sénat, avec l’espérance de voir Victor Hugo, Pasteur, Taine, Berthelot, Renan et combien d’autres encore.
Je pense, en outre, à tous ceux qu’à cette époque on pouvait rencontrer dans Paris : le grand romancier Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam, Alphonse Daudet, Emile Zola. Flaubert était mort quelques années auparavant, mais sa grande ombre rayonnait encore, si tant est qu’on puisse le dire d’une ombre, sur le monde littéraire. Dans tous les cas, pour nous, jeunes «écrivains, c’était véritablement une grande figure qui présidait à notre vie. Jamais nous n’y pensions sans un infini respect, sans une admiration pieuse. Il y avait Paul Verlaine, il y avait Mallarmé, il y avait ce grand auteur dramatique, original et puissant, qui s’appelait Henry Becque. Et dans le monde littéraire, derrière Anatole France, Pierre Loti, Paul Bourget, Guy de Maupassant, J-K. Huysmans, Jean Moréas, etc., on voyait naître d’autres figures d’écrivains bientôt célèbres : Henri de Régnier, Maurice Barrès, Edmond Rostand, J.-H. Rosny, Paul Adam, Maurice Donnay, Henri Lavedan, Marcel Prévost, Abel Hermant, Elémir Bourges, Lucien Descaves et bien d’autres encore.
Et pour les arts, quelle splendeur ! Rodin, Puvis de Chavannes, et ces héros, les premiers impressionnistes, Claude Monet, Camille Pissarrro, Renoir, Degas, Sisley, Berthe Morisot, Guillaumin, Gauguin, puis Fantin-Latour, puis Albert-Besnard et J.-F. Raffaëlli, puis les graveurs Bracquemont et Lepère, et combien d’autres peintres qui se sont illustrés plus tard, les Eugène Carrière, les Toulouse-Lautrec, les Louis-Legrand !... Ce fut une admirable époque artistique de même qu’une admirable époque littéraire, et la figure de la France de ce moment-là était vraiment une figure rayonnante qu’on pouvait regarder avec fierté.

§§


A ce propos, laissez-moi vous raconter une anecdote, parce qu’elle marque la splendeur artistique d’un temps et parce que c’est l’un des plus beaux souvenirs de ma vie littéraire :
Je viens de vous parler des grands peintres impressionnistes. Un soir de ma jeunesse, un grand expert en tableaux, Paul Durand-Ruel, - qui avait risqué dix fois sa situation commerciale pour défendre avec foi cette école alors tant décriée – M. Paul Durand-Ruel ouvrant, pour marier une de ses filles, sa maison fermée depuis leur enfance par le deuil le plus cruel, avait donné un dîner auquel il m’avait fait l’honneur de m’inviter. Parmi les convives se trouvaient Puvis de Chavannes, Rodin, Degas, Claude Monet, Camille Pissarro, Renoir. Et, dans la salle à manger qui abritait tous ces grands hommes, sur les murs des salons, sur les panneaux des portes, partout, rayonnaient des chefs-d’œuvre que ces hommes, avec lesquels nous dînions, avaient créés. Dans ma vie déjà longue, qui m’a mêlé aux plus divers milieux, fait connaître des hommes illustres, assister à des dîners et déjeuners brillants, je vous assure que je n’en ai pas fait un qui m’ait ému davantage que celui-là où j’ai eu, à vingt-deux ans, l’honneur de partager le repas de ces artistes dans le décor même qu’on devait à leur génie.
La figure d’Edmond de Goncourt,- qui apparaît si haute et si belle dans cette magnifique floraison, - il faut la dessiner littérairement, avant de décrire le décor célèbre où ce grand écrivain acheva d’édifier son œuvre, et avant d’évoquer le souvenir des amis qu’il invitait à y venir causer avec lui. Il le faut pour expliquer comment dans cette glorieuse équipe d’écrivains fameux, les frères Goncourt conquirent et gardèrent un si haut rang.
Il le faut aussi – il le faut surtout – parce que, depuis un certain nombre d’années, nous vivons dans un tel désordre et une telle ignorance qu’il y a trop de gens, même parmi les candidats au prix Goncourt, pour lesquels, Goncourt, ce n’est vraiment plus qu’un prix !

§§


Malgré mon respect et ma fidèle admiration pour l’œuvre des deux frères Edmond et jules, malgré l’affectueux et reconnaissant souvenir que, jusqu’à mon dernier souffle, je garderai d’Edmond de Goncourt, je n’hésite pas à dire ce que je pense de leur singulière idée de fonder un prix.
J’ai beau reconnaître qu’il contribue à prolonger leur gloire et à maintenir leur nom dans l’actualité littéraire, - c’était leur souci d’hommes injustement et longtemps méconnus, comme ils avaient celui, très noble, d’encourager la littérature originale, libre, indépendante, - je n’arrive pas à penser que ce fut une idée heureuse (1).. Si leur nom est beaucoup prononcé chaque année au milieu de compétitions légitimes,, mais aussi parfois d’intrigues bien fâcheuses, lit-on davantage leur œuvre à cause de cela ? Or c’est ce qu’ils souhaitaient.
Puis, sans nier l’avantage que certains de ces innombrables prix, pour ainsi dire quotidiens, peuvent avoir pour leurs bénéficiaires, on en arrive à se demander – étant donné la multiplication de ces récompenses et des intrigues qu’elles déterminent – si, pour l’ensemble des écrivains nouveaux et pour la dignité des lettres, les avantages ne sont pas très inférieurs aux inconvénients qui en résultent. Car nous voyons, depuis le mois d’octobre jusqu’à la fin du mois de juillet, quantité de jeunes gens qui, au lieu de se passionner exclusivement pour leur travail, au lieu de faire, sans autre préoccupation, œuvre de vie, de poésie et de beauté, sont tourmentés à cause de ces prix – et on les excuse, c’est bien compréhensible – par les diplomaties qu’il faut avoir et les recommandations à mettre en jeu pour essayer de les obtenir.
En outre, ils ne sont donnés, ces prix, que par une justice très incertaine qui cause de grandes injustices. Et cela malgré l’honnêteté qu’apportent dans leur choix la plupart des membres des jurys. Si grande que soit leur bonne volonté, ils ne peuvent tout lire. Que lisent-ils donc ? Les seuls livres en faveur desquels un éditeur adroit, ou un groupe de camarades actifs, ou les snobs des salons, ont un mouvement parfois bien factice. Encore en a-t-on connu qui venaient voter sans avoir rien lu – ou à peu près – et qui comptaient sur la discussion pour les éclairer ! Puis, souvent les ouvrages ont une valeur égale. C’est pour de simples nuances que l’un d’entre eux est mis en lumière, tandis que les autres, pourtant si voisins de lui par le mérite, restent dans l’ombre. Justice trop relative ! Enfin, cette incessante course scolaire pour la conquête des lauriers – surtout avec les mœurs qu’elle a fait naître - est-elle conforme à la dignité des Lettres ? Je ne le crois pas. Et pour la mémoire des Goncourt, que j’admire et que j’aime, je préfèrerais qu’ils n’eussent pas donné le branle.

Le nom des frères Goncourt, c’est – heureusement pour eux et pour nous ! – autre chose que celui de fondateurs d’un prix. Il faut qu’on aperçoive bien toute l’importance, la variété, la richesse de leur belle œuvre commencée le 2 décembre 1851. Ils n’avaient pas de chance, et c’est avec raison que, tout au long de leur vie, ils s’en sont beaucoup plaint : leur premier livre, qui s’intitulait En 1800, paraît le jour même du coup d’Etat de Louis Bonaparte, le futur Napoléon III. Vous pensez bien que c’était encore plus grave que pour un jeune écrivain qui aurait publié son premier livre le 6 février dernier, au moment des évènements dont vous avez encore la colère et le dégoût au cœur.
Lorsque, pour simplifier, et parce que je n’ai connu que le frère aîné survivant, il m’arrivera de dire tout bonnement « Goncourt », c’est des deux frères qu’invariablement j’entendrai parler. Car, en cette brève causerie, nous n’avons pas le temps de faire la séparation entre les ouvrages écrits en collaboration par les deux frères et l’œuvre continuée par le survivant seul, depuis 1870, date de la mort du cadet,, jusqu’en 1896, date où l’aîné nous fut ravi. D’ailleurs, avec des dons différents, - l’aîné, d’intelligence grave et méditative ; le cadet, plus brillant, avec davantage de verve et de fantaisie, - ils vivaient dans une grande intimité d’esprit et avaient une conception toute pareille de la littérature, de l’œuvre à bâtir ensemble !
Il suffit de rappeler sommairement qu’ils ont écrit de magnifiques romans originaux, d’une grande profondeur humaine, dans une forme très belle, frémissante, nerveuse, colorée, originale, avec une recherche du style « artiste », - comme on disait de leur temps, - par lequel ils ont été réellement des inventeurs, des créateurs de beauté nouvelle.
Puis romanciers, ou auteurs dramatiques, ou historiens, ils avaient l’amour et le goût de la vérité. L’ayant observée dans la vie ou découverte à travers les archives et documents, ils n’hésitaient jamais à la dire, et cela à une époque où trop d’écrivains, illusoirement et momentanément fameux, ne réussissaient qu’en la fardant par des artifices, en la masquant par toutes les lâchetés avec lesquelles, trop souvent, on cherche à obtenir de plus grands succès. Ce sont des choses qui se voient encore aujourd’hui.

Ces conférenciers furent aussi de grands historiens. Ils aimèrent la vérité dans l’histoire comme ils se plaisaient à la surprendre et à l’étudier sur le vif, parmi leurs contemporains.
Comme critiques d’art, ils furent, avec infiniment de goût, d’ingénieux divinateurs. A une époque où le XVIIIème siècle artistique était en pleine défaveur, où personne ne recherchait ses jolies œuvres gracieuses ou spirituelles, ils ont senti la beauté, la richesse et la variété de cet art. Ils ont été aussi parmi les tout premiers à goûter la magnificence, la délicatesse de l’art japonais qui venait à peine d’apparaître en France.
Enfin, ils furent des auteurs dramatiques audacieux, libres, risquant tout devant le public, n’ayant pas peur de la bataille et de l’insuccès, s’efforçant de mettre à la scène, devant un public habitué à la fadeur, à l’hypocrisie, aux conventions et ficelles, les études hardies et profondément humaines que, déjà, on ne leur pardonnait pas d’aborder dans leurs romans.

§§


Voilà, trop sommairement esquissée, l’œuvre des Goncourt, de 1851 à 1896. Nous admirions les livres de ces romanciers-historiens, dont l’observation aiguë et la forme si originale nous enchantaient.
Ajoutez à cela le respect qu’ils inspiraient aux jeunes hommes de ma génération, comme à nos aînés directs, par la dignité de leur vie, par leur amour de la liberté de penser et d’écrire, par leur indépendance à l’égard de tous les pouvoirs, - politiques, académiques ou des petites chapelles, - à l’égard de toutes les idées admises. Ces représentants de la vieille France traditionnelle, ces fils d’une aristocratie provinciale et militaire, avaient vraiment, en art, un courage magnifique. On les aimait pour leur intransigeante et fière conception de la vie littéraire. On savait que, prenant plaisir à la louange, ils n’avaient jamais rien fait pour l’attirer. On savait que, très sensibles aux critiques et aux éreintements, qui ne leur furent pas ménagés (toute leur vie, et même après leur mort, ils ont reçu d’innombrables preuves d’une injustice qui dure toujours, car si l’on consulte certains manuels, certains dictionnaires, on voit avec quel dédain ils sont traités), on savait que, si ces grands écrivains laborieux souffraient de ces attaques et de ces méconnaissances, pour se les épargner ils ne faisaient aucun geste, pas même celui d’entrouvrir leur maison à des gens qui les insultaient par humiliation et fureur de n’y pas être admis.
La jeunesse littéraire, qui aime la hardiesse et qui a raison, qui aime l’indépendance et qui a raison , qui aime la passion désintéressée de l’art et de la littérature, avait un immense respect de ce vieux maréchal des lettres, pour le survivant des deux frères.
Je vous assure que lorsque, pour la première fois, invité par ce grand et noble écrivain, - qui ne recevait pas tout le monde, tant s’en faut, - on pénétrait dans sa maison remplie d’œuvres acquises avec un goût si sûr, - « veuve d’Auteuil », disaient-ils encore pour se venger de n’y être point conviés, - on ressentait un coup au cœur.
Et lorsqu’on descendait du fameux Grenier, où l’on avait eu l’honneur l’hôte de ce grand bonhomme si digne et si épris d’art, il aurait fallu être un bien pauvre sire et n’avoir aucun sentiment de la grandeur et de la noblesse, pour ne pas éprouver de l’émotion et de la fierté.

Edmond de Goncourt est le seul que j’aie pu connaître, parce que, si j’ai été le sujet de Napoléon III, empereur des Français, ce ne fut que pendant quelques mois, et Jules de Goncourt est mort en juillet 1870, à une époque où il m’est difficile d’avoir sur lui d’autres souvenirs que par les notes mises par son frère dans leur Journal, sur sa maladie, sur sa mort, sur leur collaboration commune. Et particulièrement dans le dernier volume de ce Journal des Goncourt, le neuvième, ce Journal qui est aujourd’hui introuvable et que personne ne lit, - ce qui n’empêche pas les gens assoiffés d’anecdotes scabreuses de réclamer éperdument les autres volumes qui n’ont pas encore été publiés et qui sont impubliables, je vous dirai tout à l’heure pourquoi.
Soit en consultant dans les bibliothèques publiques qui les possèdent, soit en essayant de vous procurer chez les bouquinistes ses neuf volumes complètement épuisés en librairie, vous ferez bien de relire ce Journal, qui constitue le plus précieux document sur l’époque de 1851 à 1986. je sais que, pour ma part, en dehors de ma curiosité de lecteur, lorsque j’ai eu besoin de renseignements sur un aspect de Paris, sur la figure d’un homme que je n’ai pas connue, sur des évènements dont je n’ai pas été le témoin, après avoir cherché partout des témoignages précis et des évocations qui pouvaient me montrer ces figures ou ces aspects, où les ai-je trouvés, magnifiquement vivants et justement évoqués ? Dans le seul Journal des Goncourt.
Je me rappelle qu’à une certaine époque, préparant mon livre l’Espoir, afin d’évoquer par le roman l’effort que la France fit pour renaître après la guerre de 1870-1871, et la Commune, j’ai voulu sentir et respirer l’atmosphère de la Commune, c’est là, et là seulement, que j’ai vu la couleur des pierres calcinées par l’incendie, l’aspect de Paris au lendemain de cette révolution, que j’ai senti l’odeur de bois brûlé des palais nationaux incendiés.
Je pourrais vous citer cinquante exemples de ce genre : ainsi ayant voulu avoir un portrait vivant de Victor Hugo que je cherchais en vain chez tous les anecdotiers, j’ai ouvert le Journal des Goncourt et j’ai trouvé une évocation de Victor Hugo adossé à la cheminée de son appartement, avec ses oreilles un peu écartées et transparentes à la lumière des bougies, lisant à ses invités le dernier poème qu’il avait écrit. Ce jour-là, grâce à Goncourt, j’ai vu Victor Hugo vivant.

§§

La première fois que j’aperçus Edmond de Goncourt, ce fut en mai 1887, à l’une des toutes premières représentations du Théâtre-Libre, où l’on jouait, sur la petite scène du passage de l’Elysée-des-Beaux-Arts, la pièce que les Goncourt avaient tirée de leur roman, Germinie Lacerteux. Je me rappelle encore avec quelle admiration, pendant un entracte, avec quel respect nous regardions ce grand homme dans les couloirs, entouré d’Alphonse Daudet, d’Emile Zola, de Théodore de Banville, et de quelques autres.
Par la suite, je le rencontrai régulièrement à ces représentations du Théâtre-Libre, que j’évoquais tout à l’heure. Et surtout chez lui, lorsqu’il me fit l’honneur de m’inviter à son Grenier, ou, le jeudi soir, chez ses amis Alphonse Daudet, où il dînait régulièrement.
Que voyait-on, boulevard Montmorency, dans la ville d’Auteuil, au balcon de laquelle était scellé un médaillon de bronze représentant le fin visage de Jules de Goncourt ? Ce médaillon, enlevé lors de la vente des collections et pieusement racheté par notre confrère Pierre Lièvre, fut donné par lui à l’Académie Goncourt, grâce à l’intermédiaire de Lucien Descaves, lors du rachat de la maison d’Auteuil par la Ville de Paris, pour être remis à la place où les habitués du Grenier l’ont toujours vu.
Lorsque la vieille servante Pélagie, qui avait toujours un affable sourire pour les amis de son maître, avait ouvert la porte au-dessus des deux petites marches d’accès, on apercevait, sur la droite, la salle à manger, rarement ouverte, avec ses tapisseries et son décor du XVIIIème siècle, et, en face, le salon, avec son meuble de Beauvais et ses vitrines rayonnantes de précieux bibelots, qu’au printemps on traversait parfois lorsque, au soir d’un très beau dimanche, Edmond de Goncourt recevait ses fidèles dans son jardin, parmi ses fleurs et ses arbustes amoureusement choisis par cet artiste de goût.
Puis, sur la gauche, on trouvait l’escalier de bois qui, égayé d’estampes et broderies japonaises, de gravures et de dessins du XVIIIème siècle, conduisait au cabinet de travail et à la chambre du vieux maître et, plus haut encore, au Grenier proprement dit.

§§


L’année dernière, en me retrouvant dans cette maison pour la première fois depuis le jour de juillet 1896 où, à la veille de partir pour mes vacances, j’étais allé dire au revoir à Goncourt, en remontant l’escalier de cette villa que l’Académie Goncourt a obtenue grâce à l’heureuse et pieuse initiative de Lucien Descaves, grâce à la clairvoyance, à l’énergie et à la bonne volonté littéraire de l’ancien préfet de la Seine, M. Edouard Renard, j’eus au cœur un battement lorsque j’entendis crier sous mes pas ces marches de bois, comme lorsque, tout jeune homme, je les montais lors de ma première visite en 1890. Vous vous imaginez cette impression ressentie après trente-sept années ! Alors, on s’arrêtait à chaque degré, on ralentissait involontairement l’ascension vers le Grenier, parce qu’on était retenu par les estampes japonaises, par les dessins de Gavarni, par les belles gravures que l’on voyait à chacune des marches.
Au premier étage était le cabinet de Goncourt ; à côté, sa chambre, où ne pénétraient pas les invités du dimanche. D’habitude on entrait dans le cabinet du vieux « maréchal des lettres » ou dans sa chambre que lorsqu’il était souffrant et que ses amis venaient le voir. S’il n’était pas couché, il les recevait dans son cabinet.
Ce cabinet, ma mémoire ne l’a pas oublié. Je vois encore les deux tapisseries, l’une couleur abricot, l’autre d’un violet somptueux, qui servaient de portières. Je revois le magnifique portrait de La Tour, un homme en costume noir avec un grand cordon rouge, un portrait de femme méditative de Watteau. Je revois, sur la cheminée, une statuette de Falconet, et, dans un coin, contre un mur, une magnifique armoire de Boule, où Edmond de Goncourt mettait ses éditions précieuses, l’édition des Contes de La Fontaine, dite des « Fermiers Généraux ».
Et surtout, comme s’il était encore de ce monde, m’apparaît Edmond de Goncourt, tout blanc sous les boucles de sa souple chevelure d’argent, avec son regard aigu et fiévreux, couleur de café brûlé, avec la blancheur de sa moustache frisée et de sa petite mouche sous la lèvre, au-dessus d’un invariable foulard de soie blanche, négligemment noué. De haute stature, les épaules larges, si simple et timide qu’il fût, il donnait l’impression – grand seigneur, ayant pris sa retraite pour vivre au milieu des belles choses et des œuvres de l’esprit, une vie purement intellectuelle.

§§


Lorsque, mal portant, il recevait dans son cabinet quelque ami dont il connaissait le goût pour l’art et les beaux livres, il n’hésitait pas à ouvrir cette armoire. Pourtant, d’habitude, il ne se souciait pas beaucoup de mettre ses précieux volumes entre les mains de ses visiteurs, encore moins ses estampes et les dessins. Mais s’il avait la certitude qu’on les maniait avec amour et précaution, alors il se faisait un plaisir de montrer ses trésors en les commentant Bien des fois, j’ai eu cet honneur et cet agrément ! Je m’en tiens pour très honoré. Même, s’il n’était pas trop souffrant, il montait avec son visiteur jusqu’à l’étage supérieur pour prendre, dans une grande armoire, des estampes japonaises que l’on descendait ensemble et qu’il vous mettait dans les mains.
Plus sérieusement malade, devait-il garder le lit, - car il avait une santé assez délicate et, sous des apparences fortes, des précautions à prendre à cause de son foie et de son estomac, - il disait plaisamment, dans son Journal ou à ses amis : - je n’ai pas un estomac d’été ! Par les temps très chauds, mon estomac se porte mal !
Alors, c’est dans sa chambre qu’il recevait ses familiers, dont la présence distrayait sa solitude et sa méditation mélancolique.
Lorsqu’il souffrait beaucoup, il lui arrivait d’être momentanément insensible aux belles choses sur lesquelles, pourtant, il se plaisait à ouvrir les yeux en s’éveillant le matin, les tapisseries dont il aimait voir les grâces changeantes selon les lueurs du feu de bûches, ou selon les éclairages du levant ou du couchant. A certains jours, la souffrance et la tristesse de sa solitude dominaient tout. Seule, dans ce marasme, la vie intellectuelle et la ferveur artistique le ranimaient.
C’est encore une des fières leçons qu’il nous a données. Lorsque, à cet homme au lit, triste, découragé, on parlait d’un livre qu’on avait lu la veille et qui apportait la surprise d’une beauté originale, lorsqu’on parlait d’une pièce humaine et forte qu’on avait entendue ou d’un intéressant tableau qu’on venait de remarquer à une exposition, alors on le voyait qui, peu à peu, oubliait sa souffrance, ses misères, retrouvait sa passion pour l’art. On sentait qu’il ne vivait plus que pour lui.
Même bien portant, il était, depuis la mort de son charmant jeune frère, ordinairement assez triste. La solitude lui pesait, surtout à partir de l’époque où, ayant renoncé à écrire des œuvres d’imagination, il n’avait plus la compagnie des personnages imaginaires de ses romans. C’est lui-même qui nous en a fait la confidence dans une notation de son précieux Journal.
Un jour que, connaissant encore bien mal la vie, les exigences du cœur et ne soupçonnant pas ce que peut être la torture de la solitude, je parlais à Alphonse Daudet de la mélancolie qu’on sentait parfois chez Edmond de Goncourt, je lui dis :
- Il a de la joie des magnifiques collections. Il aime les bibelots.
Alors, avec son expérience du cœur humain, Alphonse Daudet me fit cette simple et poignante réponse, si juste :
- Oui. Mon fils[c’était une affectueuse appellation qu’il donnait volontiers à ses jeunes amis]. Mais les bibelots ne vous aiment pas !

§§


Grande parole qui m’émut profondément et que je compris plus tard mieux encore.
Le dimanche était le jour du « Grenier ». On se réunissait au second étage. Ce Grenier, il l’avait fait réaliser, en 1885, par un architecte de ses amis, également écrivain, qui était aussi un familier du salon d’Alphonse Daudet, M. Frantz Jourdain, qui, toujours jeune malgré son grand âge, continue vaillamment à se battre pour la défense de l’art libre, hardi, original, de l’art où l’on cherche à exprimer la vie de notre époque dans une forme neuve.
Edmond de Goncourt avait réuni deux petites pièces à côté de celle dans laquelle était mort son frère, dont il nous a raconté la maladie et l’agonie en des pages douloureuses de son Journal. Aidé par la science de son architecte, il avait, avec infiniment de goût, relié ces deux pièces par une baie.
J’en revois encore l’harmonie : murs et plafond tendus d’andrinople rouge, avec, au plafond, une étoffe brodée du Japon représentant un vol de grues parmi des plantes et des fleurs. Autour des deux pièces, courait une frise pareillement brodée et décorée d’hirondelles. Sur les panneaux, des eaux-fortes. Je ne veux pas vous les décrire, ce serait trop long, mais j’en vois encore une qui représentait des pies, une autre qui représentait deux singes, une autre des chiens.
Au milieu de tout cela, sur les bibliothèques, à mi-hauteur, maints objets d’art du Japon, et, à l’intérieur de ces meubles, les premières éditions des grands écrivains du XIXème siècle, puis des exemplaires sur beau papier des ouvrages de ses amis intimes d’hier et du moment, avec d’intéressantes dédicaces et des pages manuscrites.
Entre autres livres précieux, il y avait les premières éditions de Balzac, de Victor Hugo, de Stendhal. Je revois encore, entre le canapé où Goncourt s’asseyait et la fenêtre, la bibliothèque contenant toutes les premières éditions de Balzac, auxquelles ce bibliophile passionné n’aimait pas qu’on touchât, le dimanche, quand il y avait beaucoup de monde, mais qu’il montrait volontiers lorsqu’il y avait seulement un ou deux amis, qu’il savait particulièrement épris et soigneux des beaux livres.

On s’est plu à répéter les pires calomnies sur l’atmosphère et les conversations de ce Grenier ! On a dit que ses habitués y étaient si amers et féroces, non seulement pour les écrivains du dehors, mais même pour les fidèles dudit Grenier ayant le tort d’être absents, que ceux qui étaient là n’osaient plus s’en aller, dans la crainte que, aussitôt après leur départ, on ne recommençât à leurs dépens le cruel jeu de démolition auquel ils venaient de s’évertuer contre leurs camarades !
Propos mensongers de dénigreurs furieux de piaffer à une porte qui ne s’ouvrait pas pour eux. C’est un témoin qui parle. Témoin peut-être encore un peu ingénu à ce moment-là, mais qui, déjà, savait écouter et regarder et qui, si jeune qu’il fût, n’était tout de même plus assez naïf pour ne pas comprendre.
En tous cas, j’étais un témoin incontestablement désintéressé pour la bonne raison que, - à défaut d’autres plus nobles, dont je ne crois pas avoir manqué, - lorsque Edmond de Goncourt me fit l’honneur de m’inviter à ses dimanches, n’ayant encore rien écrit qui pût me créer des titres à faire partie, un jour ou l’autre, de son Académie,, j’allais chez lui sans aucune arrière-pensée ambitieuse, pour le simple plaisir de voir, au milieu de ses amis et de ses œuvres d’art collectionnées avec tant de goût et de discernement, un grand écrivain original, libre, artiste, que j’admirais, que j’aimais, que je vénérais.
Dans cette atmosphère et à ces conversations je trouvais un délicat plaisir et une suffisante récompense à mon très modeste effort personnel dans les lettres, pour ne pas même avoir l’esprit effleuré par l’idée d’un autre privilège.
Là, j’ai entendu parler passionnément de littérature et d’art. Près de Goncourt certes, je fus en contact avec certains écrivains de grand talent qui avaient l’esprit satirique, le don de l’ironie, et une bonne humeur narquoise, c’est entendu. Conversations littéraires, conversations où il arrive que, en riant, on décoche quelques fléchettes qui amusent sans faire mal. Ce que j’affirme, c’est que, sauf de rares exceptions, en général peu goûtées par la majorité des auditeurs, jamais je n’ai entendu de perfidies et les méchancetés qu’on a si hardieusement attribuées, sinon au maître de maison lui-même, du moins à ses familiers, sûrs ainsi de le divertir, disait-on, et de soulager son orgueilleuse amertume.

§§

Pendant les six années au cours desquelles j’ai fréquenté le Grenier, quels fidèles voyait-on autour d’Edmond de Goncourt ? Les grands écrivains dont fut tout d’abord composée l’Académie Goncourt, dès 1874, Flaubert, Barbey d’Aurevilly, Eugène Fromentin, Théodore de Banville, Paul de Saint-Victor, Veuillot, plus tard Jules Vallès, avaient disparu. Léon Cladel, désigné après eux, étant mort aussi, restaient seuls, parmi les élus des premiers temps, Alphonse Daudet et Emile Zola. Guy de Maupassant, choisi après l’une de ces disparitions, venait tout juste de mourir. D’ailleurs, presque toujours absent de Paris, malade et rendu sauvage par sa maladie, depuis longtemps il ne fréquentait plus le Grenier.
Quant à Emile Zola, ayant posé sa candidature à l’Académie Française, il s’était lui-même rayé de la liste, car le texte même de la fondation disait que toute élection ou même une simple candidature à un siège sous la Coupole était incompatible avec la Société littéraire créée par les Goncourt.
Et pourtant, ayant bâti l’œuvre puissante qu’on lui doit, tenant avec éclat dans les lettres le rôle de chef d’une école qui triomphait, comme il avait raison de brandir fièrement son drapeau, d’être candidat avec obstination et bravoure, et de dire, comme il le faisait :
- Du moment qu’il y a une Académie française, je dois y prétendre et en faire partie !
Heureusement, il y avait encore Alphonse Daudet, qui, ayant, par son fameux roman
L’Immortel, coupé le Pont des Arts entre le palais Mazarin et lui, venait presque tous les dimanches au Grenier. Il en était l’animateur charmant et gai. Quelle vie et quelle joie il y apportait ! Lorsqu’il y arrivait au bras de son fils Léon, ou, plus souvent encore, au bras d’un de ses plus chers amis, Léon Hennique, qui est encore des nôtres avec toute l’ardeur et la lucidité de son vigoureux esprit, Léon Hennique, à l’heure actuelle, le seul survivant de cette époque des Soirées de Medan, c’était la lumière et la bonne humeur qui entraient avec lui.

§§


Au Grenier, certains jours, à certaines minutes, l’entrain manquait parfois, car Edmond de Goncourt, plutôt méditatif, n’était pas un très entraînant causeur. Et il lui arrivait de se trouver en tête à tête avec des visiteurs, qui, timides ou mal disposés, n’offraient pas les éléments d’une conversation amusante ou brillante. Alphonse Daudet y apportait la flamme. Sans ombre de prétention ou de pédantisme, il savait tout : le latin, le grec… et même le français ! Il savait les hommes, il savait la vie. Il était simple et camarade. Il était merveilleux d’esprit, de gaieté, de verve. Aussitôt qu’il était là, tout s’éclairait. Une conversation d’Alphonse’ Daudet était une fête de l’esprit, un régal intellectuel de ce temps-là. Quel souvenir charmé j’en garde !
Comme j’ai regretté de ne plus voir Emile Zola au Grenier d’Auteuil ! Bien que s’étant, par sa candidature à l’Académie de Richelieu, lui-même biffé de celle des Goncourt, il était resté en relations amicales et suivies avec Edmond de Goncourt, le survivant. Rien ne l’empêchait donc de venir à ses dimanches. De même, il gardait un lien cordial avec Alphonse Daudet, sur la tombe duquel, en novembre 1897, il parla – et lui seul – au nom des lettres françaises. Ces trois romanciers illustres continuaient donc à se voir à leur foyer respectif et à celui d’amis communs, à dîner les uns chez les autres. Voilà encore l’exactitude toute relative avec laquelle trop souvent s’écrit l’histoire littéraire !
La vérité est que, si Emile Zola ne reparaissait plus aux dimanches d’Edmond de Goncourt, c’est qu’il ne se souciait pas d’y rencontrer quelques-uns des signataires du retentissant manifeste connu sous le nom du « Manifeste des Cinq » qui parut en tête du Figaro aussitôt après la publication de son roman La Terre.
Bien entendu, Edmond de Goncourt et Alphonse Daudet n’étaient pour rien dans ce factum. Leurs auteurs n’avaient pas confié leurs intentions à ces maîtres. Et, dans son Journal, Edmond de Goncourt révéla surprise lorsque, déployant un matin son Figaro comme d’habitude, il y trouve, en première colonne, ce violent article. Mais comme, sur ces cinq signataires – J.H. Rosny, Paul Margueritte, Paul Bonnetain, Lucien Descaves – étaient des familiers u Grenier et du salon d’Alphonse Daudet (le cinquième étant Gustave Guiches), les bonnes langues ne manquèrent pas d’insinuer que le maître d’Auteuil et celui de la rue de Bellechasse ne pouvaient pas ne pas être dans la confidence. Ce qui était faux. Dans sa belle droiture Emile Zola s’honora en ne doutant pas de celle de ses deux amis et de leur complète ignorance de cette bombe jetée à leur insu. Du moins préféra-t-il ne pas s’exposer à se trouver le dimanche, au Grenier, en présence de jeunes écrivains qui s’étaient montrés pour lui d’une sévérité si véhémente.
A l’honneur et à la louange des signataires de ce manifeste célèbre, je dois dire – et j’ai grand plaisir à le faire – que tous, les uns après les autres, par écrit et verbalement, en maintes circonstances, ont répété qu’ils regrettent cet acte de leur trop intransigeante et fougueuse jeunesse et que, aujourd’hui, leur jugement, rendu plus équitable par l’expérience, comporterait davantage de nuances.

§§


Parmi les maisons amies où Goncourt, Zola, Alphonse Daudet se retrouvaient amicalement, et dans l’atmosphère la plus amicale, la petite histoire des lettres veut qu’on cite le salon et la salle à manger de Georges Charpentier, l’éditeur de Flaubert, de Zola, de Goncourt et quelquefois d’Alphonse Daudet, et de la très charmante et gaie Mme Charpentier, dont le grand peintre impressionniste Renoir fit deux portraits admirables et justement célèbres ; puis la salle à manger et le salon, non moins accueillants, de M. et Mme Frantz Jourdain, chez lesquels on devisait autour du fameux groupe en bronze Le Baiser de Rodin. Lorsque ces hommes se rencontraient ainsi, visiblement ils causaient ensemble avec plaisir. Malgré les différences de natures et de talents, tant de souvenirs les liaient ! En outre, ils étaient attachés les uns aux autres par le même amour de la vérité.
Quant à l’amitié qui unissait Edmond de Goncourt à Alphonse Daudet, elle est attestée dans le Journal des Goncourt par des pages d’une tendresse infinie, ainsi que l’affection du vieux solitaire d’Auteuil pour Mme Alphonse Daudet, passionnée de poésie et de littérature. Chaque semaine, et souvent plusieurs fois par semaine, il s’asseyait à leur table. C’est chez eux que l’on fêtait les premières représentations ou les reprises des pièces de Goncourt à l’Odéon, au Vaudeville, au Théâtre-Libre. Car, vers la fin de sa vie, Edmond de Goncourt, qui n’écrivait plus de romans, s’était, par goût, puis peut-être aussi sous l’influence d’Antoine et de Porel très cordialement attentifs à ses pièces, épris plus que jamais de théâtre. Chaque été, il allait passer plusieurs semaines dans la belle propriété d’Alphonse Daudet, à Champrosay. C’est là que, en juillet 1896, entouré de leurs soins affectueux et vigilants, il mourut.

§§


A l’époque où je fus l’un des familiers du Grenier, qui donc y voyait-on, puisque, sauf Alphonse Daudet, ceux dont j’ai eu jusqu’ici l’occasion de parler n’y venaient pas ou étaient morts ? Laissez-moi évoquer mes souvenirs dans l’ordre même où ils surgissent en ma mémoire.
Voici Georges Rodenbach , le poète de Bruges-la-Morte, le prosateur si charmant et si délicat. Je vois encore son visage fin, émacié, ses souples cheveux blonds à la haute mèche bouclée ; j’entends sa parole aisée, ardente, plaisamment narquoise, par laquelle s’exprimait une culture raffinée d’artiste ; je revois J.F. Raffaëlli, impressionniste du dessin plus que de la couleur, qui fut peut-être le peintre le plus près des écrivains naturalistes de cette époque, car il avait exactement la même vision précise, le même goût des petites gens, des paysages de banlieue et des fortifications. Son amour de la vérité stricte et son art méticuleux correspondaient à merveille à leurs écrits. C’est lui qui, par exemple, illustra avec Jean-Louis Forain, les Croquis Parisiens de J.K. Huysmans. Et de même qu’il représenta Clémenceau, entouré de ses principaux collaborateurs du journal La Justice, prononçant un discours en réunion publique, il fit un très intéressant portrait d’Edmond de Goncourt.
J. K Huysmans, dont je viens de parler, avait cessé de venir au Grenier, de même qu’il n’allait plus chez Zola. L’écrivain naturaliste des Sœurs Vatard était devenu l’auteur d’A Rebours et d’En Route . Désireux de s’évader d’une formule qui lui paraissait étroite et monotone, il s’appliquait à de très artistes évocations d’une vie artificielle, puis aux troublants secrets de la magie, en attendant d’être appelé par la beauté des églises vers un profond sentiment religieux.
Un autre peintre, Eugène Carrière, intéressait tout le monde par son intelligence vigoureuse, par l’humanité profonde de son art et par sa parole à la fois incisive et fumeuse, narquoise et grave. Dans le portrait qu’il fit de Goncourt, il lui donna bien son caractère de vieux et simple hobereau provincial.
Je revois encore Léon Hennique, doux et paisible, avec son regard calme, j’entends sa voix lente et tranquille. Puis, tout à coup, frémissant de passion ou de colère à une parole qui l’exaltait ou qui l’indignait, il s’exprimait avec ardeur ou violence ! Puis on prêtait l’oreille à quelque démonstration parfois un peu professorale, mais toujours intéressante, de J.H. Rosny aîné, que, dans l’intimité, nous appelions familièrement et gaiement « J. H. ».
A ce moment, Rosny jeune n’avait pas encore été révélé ni aux Goncourt ni à d’autres. Il travaillait avec son frère, mais ne se montrait pas. C’est seulement l’aîné que l’on voyait au soir des longues journées de travail. Avec une magnifique intelligence et une culture scientifique égale à sa culture littéraire, il expliquait abondamment certaines idées sur les familles humaines et nous disait comment il essayait de renouveler la langue française et les romans par des emprunts faits à la science et aux aspects scientifiques du monde. Souvent, on avait le plaisir de retrouver là un être loyal, sincère, franc. Gustave Geffroy, l’un des très rares hommes que Clémenceau ait vraiment aimés, son collaborateur à La Justice, où, en plus de ses chroniques sur les idées et les mœurs de notre temps, il publiait de beaux feuilletons artistiques et littéraires. L’honnêteté et l’indépendance de son jugement lui méritèrent d’être salué, par Barbey d’Aurevilly, « le Juste de La Justice ». On lui doit, en plus de ses ouvrages réputés sur les grands musées du monde et sur l’art contemporain, en plus de très beaux récits sur la Bretagne, d’où sa famille était originaire, maints volumes qui, malgré leur grand succès littéraire, ne sont malheureusement pas assez connus et dont quelques-uns sont splendides, comme par exemple celui qu’il a consacré à Blanqui, L’Enfermé, et un roman sur la vie des faubourgs populaires, qui a pour titre L’Apprenti.

§§


Non moins assidu au Grenier était Lucien Descaves, l’auteur de Sous-Off, et des Emmurés, petit, trapu, vif, leste, qui avait – et qui a toujours – le regard narquois, la moustache hérissée, qu’on trouvait – et qu’on trouve encore – toujours prêt à combattre contre ou pour quelqu’un ou pour quelque chose, contre ou pour quelqu’un, avec verve et ironie, avec une bonne humeur sardonique. Tout en étant fort personnel, il apparaissait là comme un fils spirituel de jules Vallès et comme un frère spirituel de Huysmans. Sa bougonnerie malicieuse était amusante.
On entendait avec plaisir le rire joyeux et moqueur de Léon Daudet, sa verve comique, ses propos truculents d’homme que la vie amuse, les impressions qu’il rapportait de ses voyages en Angleterre, en Hollande, au Danemark, et, de ses explorations dans les milieux politiques, médicaux, voire de littérature, d’avant-garde, « Les Kamtchatka » comme il les appelait. Je revois encore, avec ses yeux bleus où passaient des lueurs de souffre, Octave Mirbeau, à la fois violent et tendre, tour à tour exquis de douceur et terrible de violence qui, dans ses moments d’enthousiasme ou d’indignation, semblait s’arracher les mots de la bouche pour les proférer avec plus de passion. Passant ses hivers dans le Midi et installé dès le printemps à la campagne, le romancier Paul Margueritte était très intermittent. Lorsqu’il faisait une apparition au Grenier, entre deux de ses villégiatures laborieuses, il donnait l’impression d’un rêveur doux, réservé, silencieux. Mais quelle finesse dans son regard gris bleu ! Et quel discret sourire ironique au coin de la bouche !

Fin, discret et souriant, Abel Hermant contait, avec un esprit narquois, - que la vie a plutôt aiguisé encore, - ses explorations dans les divers mondes parisiens.
Puis voici que, la tête haute, l’air à la fois jovial, sarcastique et insolent, ses gros yeux bleus jaillissant sous un front où les cheveux retombaient en pluie, entre Jean Lorrain, les doigts couverts de bagues un peu monstrueuses, et trop voyantes.
C’était aussi, lui, écrivain de qualité, on peut même dire un maître écrivain et un beau poète. Malheureusement, comme il habitait Auteuil et voisinait avec Goncourt en dehors du dimanche, il profitait de cette intimité pour raconter à Goncourt des choses que son imagination créait et qui n’avaient guère de rapport avec la réalité. Mais elles amusaient le vieux maître, assez épris de pittoresque scabreux. Et comme il ne sortait plus beaucoup et n’avait guère le moyen de contrôler ces potins qui le divertissaient, il les notait fidèlement dans le manuscrit de son Journal. C’est ainsi qu’il contient de trop nombreux passages écrits par lui, sous l’inspiration de Jean Lorrain, dont on connaît l’esprit spirituellement pervers, diabolique et déformateur. Ce sont ces calomnieux racontars, ingénument recueillis par Goncourt, sur les uns et sur les autres, parfois même, dit-on, sur certains de ses amis, en tout cas sur d’irréprochables personnalités de la société parisienne ou du monde des lettres, qui rend pour très longtemps impubliable la partie inédite de ce Journal.
Plus encore que Paul Margueritte, le romancier Paul Bonnetain, ancien rédacteur en chef du Figaro Littéraire, était intermittent. Devenu explorateur et colonial, il ne reparaissait plus qu’à de très longs intervalles. Il intéressait par ses impressions de voyage et d’humanité lointaine. Mais, pour les obtenir, il avait quitté une situation littéraire assez brillante. Il ne la retrouva plus lorsqu’il vint se réinstaller à Paris. Aussi, malgré le charme et la couleur de ses propos, sentait-on en lui un peu de tristesse et d’amertume.
Si José-Maria de Heredia ne venait plus guère au Grenier, le poète Henri de Régnier, bientôt son gendre, s’y montrait également de loin en loin. On y aimait ses fins propos d’ironie discrète, souriante et élégamment nonchalante. Je me rappelle l’avoir vu deviser avec Maurice Barrès, autour de la pelouse, des massifs et des arbustes du jardin, un dimanche que, par un délicieux après-midi d’été, Edmond de Goncourt recevait ses amis au milieu des roses et d’autres floraisons.
Toujours en retard et le lorgnon perpétuellement de travers, le bon Paul Alexis, très myope et un gauche, l’ami dévoué de Zola, l’expéditeur, en réponse à l’enquête littéraire de Jules Huret, du fameux télégramme : « Naturalisme pas mort ! , était resté un fidèle de Goncourt. Quel dommage que les premiers membres de l’Académie Goncourt aient laissé mourir cet écrivain de mérite, romancier, auteur dramatique et journaliste, sans lui faire une place à côté d’eux ! Il la méritait.
Je me souviens encore du cordial François de Nion, l’auteur des Façades, dont la bonhomie était joviale ; de l’éditeur Georges Charpentier et de son jeune associé Fasquelle ; du critique d’art Roger-Marx et de Frantz Jourdain.

§§


J’aurais encore à vous raconter bien des détails sur la maison et sur l’assistance. L’heure me contraint à une dernière petite note, qui achèvera de vous montrer le décor de ce Grenier où nous avons passé tant de dimanches, au milieu de ces beaux dessins de Gavarni, de ces magnifiques bibelots du Japon et de ces premières éditions de livres précieux. En terminant, je veux vous signaler une vitrine où étaient alignés les ouvrages sur beau papier des familiers du Grenier, livres reliés en parchemin aux initiales des Goncourt, et sur la couverture desquels il avait prié un artiste important de peindre ou de dessiner les portraits d leur auteur. Je me rappelle Alphonse Daudet par Carrière, Octave Mirbeau par Rodin, Henri de Régnier et Maurice Barrès par Jacques-Emile Blanche, Frantz Jourdain par Albert Besnard, Léon Hennique par Georges Jeanniot, Gustave Geffroy par Eugène Carrière, J. H. Rosny par Raffaëlli, et combien d’autres portraits d’écrivains fameux par des artistes de ce temps-là !
Moi-même, j’ai eu l’honneur de figurer dans cette vitrine. Goncourt avait demandé au grand peintre impressionniste Renoir de faire mon portrait sur la couverture d’un de mes premiers livres, Espagne, que je lui avais offert sur papier de Hollande et que je lui avais dédié. Au moment de la vente des collections Goncourt, j’ai racheté ce livre, relié au chiffre des Goncourt, avec ce beau portrait de Renoir, qui n’était pas encore aussi célèbre qu’il l’est devenu depuis. Je m’empresse de vous dire que je n’eus aucune difficulté à l’acquérir. Cette œuvre charmante et précieuse qu’était le portrait de Renoir sur un exemplaire paré du souvenir de Goncourt, je l’obtins, tous droits payés, en 1898, pour la somme de soixante-quinze francs.

§§


Mesdames, Messieurs, je serais heureux si, après cette heure de causerie sur Edmond de Goncourt, sur son œuvre, sur sa belle figure, sur son Grenier, j’avais pu vous le faire aimer davantage, si j’avais pu inspirer à certains d’entre vous le désir de relire quelques-uns des beaux livres que nous devons aux deux frères, romans, livres d’histoire sur la femme au XVIIIème siècle, sur la société française pendant la révolution, sur Marie-Antoinette, sur la Du Barry, sur l’art français et sur les plus grands artistes japonais.
Surtout, comme je serais heureux si vous partiez d’ici avec le sentiment accru que la figure d’Edmond de Goncourt était une très noble figure d’homme et de grand écrivain ! Il était exclusivement épris de beauté. Librement, en dehors de tout pouvoir, de toute consécration officielle, il avait une immense autorité morale. Et sans autre souci que de rendre justice au talent, il n’exerçait cette autorité que dans l’intérêt des lettres.
Lorsque, à son Grenier, Goncourt parlait d’un livre qu’il venait de lire ou d’un tableau qui l’avait intéressé, son opinion – respectée parce qu’on la savait sincère et formulée avec discernement par un homme de goût – inspirait le désir de connaître ce livre ou de voir ce tableau. Que de jeunes écrivains inconnus ont, sans le savoir, trouvé au Grenier, soit par les paroles du vieux maître, soit par celles d’un de ses hôtes qui signalaient l’intérêt de quelque volume au maître de la maison et à ses familiers, trouvé au Grenier un commencement de renommée !
A une époque comme la nôtre, où les talents abondent, - car il ne faut pas être trop modeste ni trop sévère pour notre temps, et, au contraire, les beaux livres se succèdent si vite qu’on n’a pas toujours le temps et le recul nécessaires pour bien reconnaître toute leur importance, - quel regret qu’il n’y ait plus guère d’hommes tels qu’Edmond de Goncourt, ayant le loisir et la volonté d’exercer cette sorte de magistrature avec une parfaite indépendance, avec toute l’autorité morale et littéraire qu’elle comporte. Les propos des salons, trop souvent inspirés par la mode, par la coquetterie des opinions rares, du paradoxe et de la préciosité, n’y peuvent suppléer.
Hélas ! La vie littéraire est devenue complexe et difficile. Sauf l’exception de la fortune personnelle ou le succès très fructueux, - qu’Edmond de Goncourt n’a jamais connus, - elle exige que l’écrivain travaille sans répit jusqu’au bout.
Bien peu d’entre eux ont le temps de se consacrer à d’incessantes lectures, aux conversations, aux réceptions d’amis, pour pouvoir exercer l’influence salutaire qui mettrait les gens et les choses à leur place.
De nos jours où il y a tant de désordre, de disproportions, de complaisances et de snobisme, où certain pédantisme d’avant-garde commet autant d’injustices que naguère celui d’arrière-garde, où l’esprit de clan et de petite chapelle peut être aussi funeste que jadis celui des corps attardés, de nos jours où parfois la prétendue indépendance n’est qu’une forme nouvelle – et presque révoltante - de la servilité, quel rôle bienfaisant aurait un écrivain libre de toutes influences ayant assez de loisirs pour lire beaucoup de livres, et assez d’autorité pour rendre en toute indépendance à chacun ce qui lui est dû, et pour dire, à l’heure voulue, comme il le faut, les grandes paroles de justice ! (Longs applaudissements, Chaleureux rappels.)


GEORGES LECOMTE,
De l’Académie française.





(1) Notre éminent ami, qui est la justice même, permettra de penser que son amour pour les lettres fut cependant grandement réjoui chaque fois que le Prix Goncourt mit en lumière le talent d’un de ces jeunes qu’il défend toujours avec tant de généreuse ardeur : Léon Frapié, Claude Farrère, les Tharaud, René benjamin, Georges Duhamel, Marcel Proust, Henri Béraud, Maurice Bedel, André Malraux et d’autres dont le nom m’échappe ne furent-ils pas au temps de leur jeunesse des « prix Goncourt » ?


(Cette suite de confidences, faites avec la sincérité et l’éloquence vivante d’un conférencier parlant sans une note, valurent maintes et maintes fois le talent et la bonhomie de celui qui laissait entendre tant d’émouvants souvenirs).


statistiques